Entretien avec Daniel ODIER fait à Paris par Anne Devillard pour le mensuel allemand NATUR & HEILEN, 2008
Vous
avez un parcours très particulier: disciple du maître tibétain,
Kalou Rinpoche, puis votre initiation auprès de la yoginî shivaïte
cachemirienne Lalitâ Devî, enfin vous avez été nommé maître de
Chan en 2004 par l'un des plus grands maîtres de Chan chinois, Jin
Hui Sifu. Nous pouvons vraiment nous demander, nous qui n'avons pas
tout ce bagage, comment atteindre l'éveil dans cette vie!
Daniel
Odier (rit): Chacun a un parcours un peu différent. L'essentiel est
d'entrer dans une pratique et de la suivre profondément. C'est ce
que la plupart des gens ne font pas, ils additionnent des pratiques.
C'est très dilettant comme approche. Je pense que si l'on entre en
communication profonde avec un maître et que l'on suit vraiment une
voie, on arrive à un état d'ouverture.
Le tout c'est de trouver la bonne personne qui ne rende pas dépendant!
C'est le parcours du combattant ! Mais chacun trouve la voie qui lui convient. En ce qui me concerne, je suis arrivé en Inde en 1967/68, à une époque où il n'y avait pour ainsi dire pas d'Occidentaux qui allaient voir des maîtres. J'étais donc dans le premier flot. On pouvait rencontrer les grands maîtres, ils étaient très faciles d'accès, ils étaient même très curieux et intéressés de voir de jeunes Occidentaux qui arrivaient. Mais ce n'était pas facile de rester parce que c'étaient des personnes très exigeantes qui avaient vite fait de te renvoyer s'ils voyaient que tu n'était pas là pour quelque chose de sérieux. Le fait d'avoir rencontré tous ces grands maîtres m'a permis de savoir ce qu'est vraiment un maître. Après cela, quand on voit la profusion des gens qui enseignent, on se rend compte que ce n'est vraiment pas la même chose. Il y a comme un cosmos entre les deux. Tout ce que l'on demande finalement à un maître c'est d'être ce qu'il enseigne.
La réalité quotidienne comme champ de pratique
Contrairement aux traditions spirituelles qui encouragent la réclusion et le retranchement au monde, le centre de l'enseignement tantrique se situe dans la vie de tous les jours. Oui, c'est vraiment une particularité du mouvement tantrique. Ce n'est pas un mouvement religieux contrairement
à la plupart des voies mystiques mais une voie spirituelle complètement laïque. Donc les maîtres tantriques sont des laïques, des gens qui depuis toujours avaient des métiers: c'étaient des paysans, des potiers, des charpentiers, des électriciens, des institutrices, des prostitués, des brigands etc., donc des personnes qui avaient une activité sociale bien définie et qui ne l'abandonnaient pas forcément pour enseigner. Cela a donc une grande influence. Comme c'est aussi une voie qui est particulièrement non dogmatique, il n'y a pas de clergé, donc il n'y pas de politique de contrôle du clergé. Alors que reste-t'il? Il reste des individus qui s'imposent comme des maîtres, simplement parce qu'ils ont connu l'éveil et qu'ils sont dans cette tradition. Ainsi, il n'y a jamais eu cette tendance chez les tantriques à renoncer au monde et à se retirer dans les monastères. Ils ont bien compris ce phénomène d'absence à la réalité dans les quêtes spirituelles traditionnelles. Le yoga tantrique est une voie simple dans laquelle l'être humain choisit comme champ de pratique la réalité quotidienne, sans renoncer à quoique ce soit, simplement en touchant complètement le monde. Quitter quelque chose avant de l'avoir eu crée une sorte de schizophrénie, on ne sait pas où l'on est.Donc notre mouvement de yoga est d'entrer en contact profond avec ses émotions, sa pensée, ses ressentis corporels. Le corps a une place magnifique. Il n'est pas du tout nié. Jamais. Au contraire, nous trouvons que c'est un instrument merveilleux. C'est un instrument merveilleux pour la simple raison qu'il a une capacité naturelle à faire un avec tout ce qu'il rencontre – avec une grâce et une spontanéité incroyables. Pour lui c'est le processus normal, un peu contrarié par notre mental qui lui a la tendance naturelle à diviser, à juger, à établir des différences. Notre mental tient 90 % de la surface pendant que le corps en tient à peine 10! Il ne s'agit pas du tout d'éliminer le mental, il est tout à fait indispensable, mais simplement on essaie de rendre le rapport plus équitable pour que le corps prenne vraiment sa place. C'est comme si l'on a un magnifique appartement et que l'on vit dans sa cuisine qui est la tête, tout le reste de l'appartement restant inoccupé! C'est que l'on fait: on n'ose pas habiter le corps complètement parce qu'il a une sorte de puissance ancestrale de violence, de mouvements internes fulgurants relativement incontrôlables. Alors, pour éviter d'être soumis à ces grands mouvements de fond, beaucoup de personnes ont décidé de nier le corps et d'être une sorte de pur esprit. Mais cela ne marche pas très bien sur la longueur. On peut arriver à s'illusionner assez pour penser qu'on s'est complètement détaché du corps, mais un jour arrive une vague trop forte qui nous prend. Il y a des cas célèbres de maîtres qui ont eu une vie extrêmement vertueuse pendant 40 ou 50 ans et qui, tout d'un coup, ont basculé dans l'opposé. Pour nous les tantriques, réinvestir le corps, la sensibilité du corps, c'est quelque chose de capital.
Et
cela passe par les sens...
Nous
avons une vue quasiment organique de l'éveil. C'est comme s'il y
avait une pulsion, une qualité d'éveil déjà présente dans le
corps. Si on le laisse aller dans cette direction, il va nous y
conduire. Donc ce n'est pas du tout une opération mentale, c'est
vraiment organique. C'est comme une cellule qui explose et qui tout
d'un coup envahit la totalité du cosmos. Dans la poésie tantrique
le grand sujet est le corps cosmique. Il peut contenir la totalité
du cosmos ou être uni à la totalité du cosmos. Un tantrikâ permet
à l'ensemble de son système sensoriel d'être en frémissement
constant (spanda).
Il s'agit d'une présence détendue mais continue au monde. Plus le
corps est présent au monde, plus cela débouche sur une joie
profonde de la vie et à une spontanéité naturelle. Plus il est
absent, plus il est à la recherche de plaisirs intensifs pour
libérer la tension qu'il a en lui.
Notre forme de yoga nous
apprend à jouir des plaisirs simples, par exemple dès son réveil à
prendre conscience de sa peau, pendant sa douche à ressentir
une satisfaction profonde causée par les gouttes d'eau sur la peau,
à prendre conscience de tous les automatismes. Pour parvenir à
cette présence profonde, il est indispensable que notre corps, cet
instrument merveilleux, soit parfaitement accordé. C'est là où
intervient la sensorialité. La première étape est donc de
restaurer toutes ces fonctions, de retrouver notre goût à la vie,
d'être intégralement disponible à la vie, avec tous nos sens, nos
désirs et passions.
Le désir est le mouvement de l'univers
C'est
très inhabituel que dans une école mystique ce soit le désir qui
soit reconnu comme l'une de nos plus grandes forces!
Pour
les maîtres cachemiriens, il est impossible de suivre une voie
spirituelle en niant le désir car la moindre impulsion relève du
désir: la recherche mystique part du désir, le désir de se
débarrasser du désir est lui-même un désir. Pour eux, le désir
est le mouvement même de l'univers. Il est l'essence même de ce qui
nous donne la sensation de vie et d'intensité. Ils n'ont pas aboli
le désir mais l'ont considéré sous sa forme absolue, c. à. d.
sans le rendre dépendant d'un objet. Quand il y a fixation sur un
objet, cela nous pousse, c'est bien connu, à désirer toujours plus,
constamment insatisfaits. Le tantrique voit le monde comme désir.
Chaque chose qu'il regarde ou qu'il fait le désire: l'arbre qu'il
regarde le désire, l'eau qu'il boit le désire, la nourriture qu'il
mange le désire. Cela change complètement le contact avec la
réalité. Le désir d'être complètement présent à la vie rend
merveilleuse la chose la plus banale comme une gorgée de thé, le
goût du toast le matin, une fenêtre qui s'ouvre sur le ciel. Cette
forme de yoga est très simple et en même temps difficile car elle
est liée à l'expérience de la banalité du quotidien.
La nostalgie de l'unité
Cet
accent mis sur le rôle moteur du désir est l'un des points les plus
caractéristiques de la démarche tantrique. Les autres écoles
spirituelles disent plutôt que c'est avant tout la nostalgie de
l'unité qui oriente notre quête.
Il
y a bien sûr cette grande nostalgie de l'unité qui nous pousse à
chercher. C'est d'autant plus une nostalgie que l'unité est un
évènement personnel. Ce n'est pas quelque chose que l'on apprend
mais on l'a expérimentée en étant nouveau-né. Nous avons aussi
déjà connu ce sentiment d'être complètement relié au monde
pendant l'enfance ou l'adolescence. Nous savons ce qu'est cette
sensation d'unité, ce qu'est la présence. Nous savons comment nous
dissoudre complètement en contemplant une feuille tomber d'un arbre
ou bien en regardant une salamandre sur un mur. Ça aussi, c'est la
base de l'idée que nous avons en nous tout ce que nous cherchons à
l'extérieur. C'est un moment important de la quête quand, tout d'un
coup, on arrête de projeter vers l'extérieur, de chercher vers
l'extérieur. Il y a alors un retournement vers le centre et soudain,
on se rend compte qu'il y avait là cet esprit spacieux, clair depuis
toujours. Finalement, l'un des chocs de l'après-éveil est de se
rendre compte de la masse énorme d'énergie que l'on a dépensée
pour atteindre quelque chose que l'on avait déjà. Cela paraît
totalement absurde, tous ces voyages incroyables, physiques ou
mentaux, que l'on fait pour comprendre que finalement, nous sommes ce
que nous cherchons, ce rubis du cœur, comme les tantriques
l'appellent, ce rubis magnifique au centre de soi-même, entouré
d'une masse opaque qui s'est tissée peu à peu.
L'idée des micro-pratiques: simples et efficaces
Comment peut-on rendre petit à petit à ce rubis son éclat originel?
Par
la pratique. Par ce que l'on appelle les micro-pratiques. Ce qui m'a
toujours beaucoup touché chez les tantriques, c'est qu'ils n'ont
jamais pris pour argent comptant ce que les autres disent. Ce sont
des observateurs du fonctionnement de l'être humain et non des
idéalistes. Ils se sont demandé: "Comment fonctionnent les
émotions? Comment fonctionne la sensorialité? Comment fonctionne le
désir?" Cela leur a évité de tomber dans les pièges dans
lesquels beaucoup sont tombés parce qu'il y avait toujours une sorte
d'aspect scientifique de dire: "Bon, d'accord, peut-être, mais
on va observer ça." C'est vraiment comme si tout d'un coup, ils
passaient l'être humain au microscope. Cela leur a permis de trouver
des solutions intéressantes, même au point de vue de la pratique.
En générale, on dit qu'il faut pratiquer tous les jours de telle
heure à telle heure. Les tantriques eux ont observé l'esprit. Ils
se sont dit: "L'esprit est très mobile, il n'aime pas être
contraint à quelque chose trop longtemps. Si on le contraint trop
longtemps, il s'échappe par des imaginations, des diversions etc."
Alors ils en ont conclu: "Si à chaque fois que l'on passe une
heure en méditation, on passe 50 minutes à cogiter parce que notre
esprit s'enflamme, simplement parce qu'on l'oblige à la fixité, il
faut trouver quelque chose." Alors ils ont eu une idée géniale,
ils se sont dit: "Si l'esprit aime aller vite, on va inventer
une pratique qui va vite et qui est tellement légère qu'il n'a pas
le temps de se rebiffer." C'est comme ça qu'ils ont eu l'idée
des micro-pratiques: on entre dans la pratique pendant 10, 15, 20
secondes intensément et ensuite on lâche pour revenir à ce que
j'appelle le pilotage automatique, c.à.d. à notre manière
habituelle de faire les choses. C'est comme si l'on prenait son
mental de vitesse. Prendre 15 secondes d'espace, cela ne le gêne
pas. Si l'on essaie de prendre 10 minutes, il se rebiffe aussitôt.
Il
suffit de commencer par ce qui nous touche naturellement, le matin
par exemple par les choses les plus simples: quelques gorgées de thé
ou de café, le goût de la tartine, quelques pas dans la rue, le
plaisir d'une respiration paisible. Si nous sommes dans cette
présence, ne serait-ce que quelques secondes chaque jour, la
dynamique de la présence gagne du terrain à chaque nouvel instant
et notre vie se voit transformée.
La
notion des micro-pratiques est vraiment ingénieuse parce qu'il
s'agit d'entrer et de tout de suite ressortir. Alors qu'en fait on
pense qu'il faudrait que l'on s'entraîne à rester le plus longtemps
possible – ce qui créerait de nouveau une tension. Mais là on
nous dit: "Ah mais non, au contraire, tu ressors!"
Il
y a beaucoup la notion de jeu dans la tradition tantrique, c.à.d.
que l'on joue avec les choses: cela va vite, on va vite, cela va
lentement, on va lentement. On n'essaie pas de conditionner les
choses à l'idée de ce qu'elles devraient, selon nous, être. Il n'y
a pas de représentations, donc on est obligé de communiquer avec ce
qui est là. Par exemple, quand on fait Tandava,
la danse sacrée de Shiva, il n'y a pas d'idée particulière, donc
tu es obligé de sentir. Tu vas vers quelqu'un et tu sens ce qui se
passe. C'est pour cela qu'à une personne je peux lui donner
d'énormes claques sur le sternum parce que je sais instinctivement
que cela va la faire respirer, une autre je vais l'enrober dans
quelque chose de lent et de doux qui va la faire lâcher. Ce n'est
donc pas la même chose pour tout le monde. Les micro-pratiques,
c'est ça: c'est la créativité à l'état pur, dans un temps limité
mais souvent.
De plus en plus souvent, ou peu importe? En fait, l'idée des micro-pratiques est de faire retrouver cette évidence à ton système que la présence t'apporte plus de joie que l'automatisme. C'est aussi simple que cela. Donc si tu fais goûter quelque chose de délicieux à ton système pendant 10 ou 15 secondes et qu'ensuite, tu le laisses tranquille et lui laisses regoûter, il y a un moment où ton système a envie. C'est lui qui vient tout seul. C'est ce qui est très fort dans les micro-pratiques: tu les fais 2 ou 3 mois, et tout d'un coup, c'est la vie qui vient te chercher et qui dit: "Bon là, reste avec moi 20 secondes!" Tu sens l'appel des choses, tu rentres, tu restes et ensuite tu lâches. C'est une pratique extrêmement efficace. Je n'ai jamais vu ça nulle part, c'est totalement spécifique au tantrisme du Cachemire.
De
plus, quand on change de perspective, comme vous l'avez mentionné
tout à l'heure, c.à.d. que c'est la tasse de thé qui te désire et
non l'inverse, on est tout de suite dans une autre présence. Cela
permet de mieux percevoir et de mieux goûter.
Cela
change ta gestuelle. Le prédateur en toi fond tout à coup. Quand tu
regardes les gens, la brutalité avec laquelle ils traitent les
objets, les portes. Il y a une violence dans la banalité quotidienne
qui est énorme. La plupart des gens ne s'en rendent pas compte.
Alors cette brutalité banale s'estompe avec la micro-pratique.
Tu commences à goûter les choses. Puis quand tu as goûté
profondément, au bout de 10 minutes tu as envie d'y revenir. C'est
comme si on te faisait goûter une petite cuillérée de quelque
chose de merveilleux. Au bout d'un moment, tu as envie d'une autre
petite dose de cette choses merveilleuse. Au début 3 ou 4 minutes
par jour de présence suffisent. Il ne s'agit pas d'augmenter la
durée des pratiques mais leur nombre. Au bout de quelques semaines
ou de quelques mois on découvre alors qu'il n'y a plus de "pratique"
mais tout simplement un plaisir de vivre incomparable.
On
a pris vraiment goût à la vie!
Totalement!
Et plus nous trouvons plaisir à la simple réalité telle qu'elle se
présente à nous de seconde en seconde, moins notre joie ne dépend
de circonstances exceptionnelles. Cela nous rend incroyablement
indépendants des attentes que nous avons de la vie. Et ce plaisir de
l'instant, rien ni personne ne peut nous l'enlever. C'est ça le
secret tantrique: entrer en communication profonde avec la réalité
de notre vie telle qu'elle est. Et nous remarquons qu'à chaque fois
que nous réussissons à saisir la vie dans son immédiateté, notre
respiration se relâche harmonieusement.
Le rôle essentiel de la respiration
La
respiration joue dans le yoga tantrique comme dans d'autres écoles
de yoga un rôle primordial. Y a t'il chez vous une technique
particulière?
Le rôle
essentiel de la respiration est la seule chose sur laquelle toutes
les écoles spirituelles sont d'accord, qu'elles soient soufies,
bouddhistes ou autre. Bien sûr, elles ne sont pas d'accord sur la
façon dont il faut respirer, mais c'est une autre histoire. Nous les
tantriques, nous avons une manière de respirer qui est encore plus
basse que ce qui se fait normalement, qui est juste au-dessus de l'os
pubien, ce qui permet de détendre les muscles profonds qui bougent
comme une vague. Cela donne un poids et une légèreté en même
temps. Ce qui est intéressant dans la pratique, c'est que l'on
touche toujours des opposés: tu as du poids, tu es bien ancré, et
en même temps tu communiques complètement avec le ciel. Tu es trait
d'union. Tu es complètement dans la terre, et tu es complètement
dans le ciel parce que tu es dans la terre. Les tantriques ont
toujours beaucoup joué avec toutes les oppositions. Dans les tantras
par exemple, cela arrive tout le temps qu'il y ait des contradictions
colossales, c. à. d. d'une page à l'autre se trouve exactement le
contraire de ce que l'on vient de lire. On ne s'en rend pas toujours
compte tout de suite. C'est vraiment une technique didactique pour
arriver à arrêter cette dichotomie perpétuelle.
Élan passionné intrinsèque
Alors
que dans les autres écoles c'est justement la passion qui fait
souffrir, la voie tantrique prône la passion d'être et dit :
« C'est justement là que ça se passe ! »
Oui,
pour nous la passion vient du noyau spatial de l'être, du rubis du
cœur. C'est une énergie qui vient d'un espace infini. Donc pour les
tantriques, si tu vas complètement dans la passion, tu te
reconnectes avec ta propre source. Chaque élan passionné te ramène
à l'espace qui l'a créé en quelque sorte. C'est un cycle qui ne
s'arrête pas. Si l'on prend les passions comme on l'entend
d'habitude, c'est évident que cela fait souffrir. Mais les
tantriques n'ont pas ce côté idéaliste d'éliminer totalement la
souffrance. Ça, c'est très orignal. Dans le bouddhisme par exemple,
il y a quand même l'idée fondamentale d'éradiquer totalement la
souffrance. Nous, nous trouvons que c'est irréaliste, que c'est
quasiment impossible. Il y a peut être une personne sur 100 millions
qui peut y arriver, donc cela n'a aucun intérêt pour les autres.
Alors nous acceptons totalement de souffrir. Simplement nous nous
demandons si c'est nécessaire de souffrir pendant 3 jours ou 3 ans.
Nous essayons de donner tant de fluidité au système pour ne
souffrir que pendant 7 secondes. Franchement, si on souffre pendant 7
secondes, personne ne rejette la souffrance. Je trouve que c'est très
astucieux, car plutôt que de s'attaquer à une montagne colossale,
on accepte que la souffrance soit une partie de la vie. On essaie
simplement de faire qu'elle devienne très fluide, très rapide. Il
n'y a jamais l'idée de maîtriser quelque chose car dès que l'on
veut maîtriser, il y a une sorte de tension, une sorte de défense,
il y a une peur forcément de tout ce qui pourrait te faire sortir de
ta tranquillité. Cela m'a souvent frappé de sentir chez des gens
qui enseignent qu'ils ont peur de la vie. Ils sont en sécurité dans
une sorte d'état qu'ils ont réussi à créer par la méditation.
Donc toute intrusion basiquement leur fait peur. Cela peut être un
état agréable, mais pour nous l'état où l'on n'a plus peur de la
vie est bien supérieur.
Nous n'avons pas l'idée de transmuter
les choses négatives en choses positives parce que nous pensons que
c'est artificiel. Dans beaucoup de voies spirituelles, comme le
bouddhisme, on enseigne par exemple de transmuter la violence en
compassion – ce qui est une très belle idée mais qui est très
difficile à faire. C'est ce côté réaliste des tantriques que
j'aime beaucoup. Ils disent: "La solution de ta violence est
dans ta violence." Elle n'est pas dans la projection que tu es
un être bon, généreux etc. L'idée est d'entrer en communication
avec cette violence plutôt que de l'éliminer en essayant de
projeter quelque chose qui n'est absolument pas là sur le moment.
C'est très intéressant parce que finalement on trouve la clé de la
problématique dans le problème. C'est une idée originale car
alors, la violence, la jalousie, la peur, l'angoisse se trouvent
devenir des voies d'accès qui sont mentionnées clairement dans le
Vijnanabhairava
Tantra,
le plus ancien texte sur le yoga, aussi bien que tous les plaisirs et
les émotions agréables, esthétiques etc. Il y a un accès qui
prend en compte la totalité de l'être humain. Chacune de ces choses
peut être une porte vers l'espace parce que chacune d'elles a émergé
de l'espace infini. Même notre peur, notre angoisse, notre jalousie
émergent en fait de notre espace infini. Si on les suit
complètement, elles se retournent. Alors autant s'en servir plutôt
que de projeter quelque chose d'opposé qui va faire que notre
violence va stagner, rester dans le corps pendant que l'on vit
l'illusion d'être plein de compassion etc. On voit ce que cela donne
dans les centres spirituels: quand il y a de la violence, c'est pire
que dans la vie. Tout le monde s'aime, tout le monde est plein
d'amour, mais quand tout d'un coup ça explose, ça devient très
vite d'une violence que l'on ne trouve pas dans le monde normal. Cela
vient de la répression tellement puissante des émotions de base
qu'on ne peut basiquement pas réprimer.
C'est
en fait la conscience qui fait toute la différence. On peut vivre
les passions de façon absolument destructive, mais si on les vit
dans cette présence, à ce moment-là on est dans le côté
passionné, spontané de la vie, c'est tout à fait autre chose.
Les
passions deviennent alors la
passion, un seul élan passionné. Tout le yoga va nous mener à ça.
Cela a été très mal compris par beaucoup de gens qui ont pensé
que le tantrisme était une sorte de facilité. C'est très difficile
en fait...
...
et très exigeant!
Cela n'a
rien à voir avec tout ce délire du tantrisme sexuel comme cela est
si souvent pratiqué par les Occidentaux. C'est beaucoup plus subtil
que cela. Mais comme les tantriques n'avaient pas mis la sexualité
en dehors de la voie du yoga, c'était la porte ouverte à tous ceux
qui se sont jetés dessus et qui sont arrivés à l'amalgame vraiment
vulgaire que sexualité = tantra. Dans le Vijnanabhairava
il y a 130 pratiques dont seulement 3 qui touchent à la sexualité.
Tout le reste réfère à la conscience générale.
Je
pense que cette forme de yoga est idéale pour l'homme du 21ème
siècle. On a besoin, plus que jamais, d'un enseignement spirituel
qui nous fait sentir au plus profond de nous-mêmes que c'est ici,
maintenant que tout se passe, et non dans des échafaudages
philosophiques qui nous projettent dans le futur.
Pour
nous, l'attention et la présence à la réalité est la voie la plus
simple et la plus directe. De plus, dans tantra il a le mot "tan"
qui signifie la totalité. Donc cela veut vraiment dire que l'on
laisse la conscience infuser la totalité de la vie, pas seulement
une partie mais tout. Et ça, c'est un yoga infini. Il n'y a pas pour
nous l'idée que l'éveil est un point d'arrivée mais que c'est
quelque chose qui se passe et qu'ensuite le travail continue jusqu'à
la fin. Il y a beaucoup de gens dans des disciplines spirituelles qui
pensent que le jour où ils seront éveillés ils n'auront plus aucun
problème. Ce n'est pas vrai du tout. Nous n'avons pas du tout ce
concept qu'on atteint la sécurité.
C'est
très rassurant d'entendre cela. Parce qu' il y a des périodes où
l'on est complètement connecté et d'autres moins...
Bien sûr!
Et ça aussi, j'ai trouvé que c'était un courage magnifique de la
part de Lalitâ Devî de me montrer qu'elle avait encore des
confusions ou des choses semblables. Pour moi c'était un cadeau
incroyable, parce que je n'avais pas du tout cette conception-là des
maîtres. Je pensais qu'un maître devait être une sorte d'entité
totalement épurée où il ne pouvait plus y avoir le moindre
accident dans son espace.
En un mot: un maître parfait!
La plupart des gens ont cette idée des maîtres parfaits, d'où les délires qu'il y a au moment où les élèves constatent que leur maître n'est pas parfait, il veulent le tuer! Dans la voie tantrique il y a cette idée très humaine que, éveil ou pas, il y a toujours un être humain, il y a toujours un fonctionnement, il y a toujours des traces, des choses anciennes, pas d'une autre vie mais de cette vie là.
Cela suffit déjà bien assez! Oui, il y a déjà bien assez à faire comme ça! Dans la voie tantrique, se montrer tel qu'on est fait partie de l'enseignement. Par exemple quand j'enseigne ou quand je parle à un élève, si jamais j'ai un état de confusion ou d'émotion particulière, je l'expose immédiatement. Je trouve que c'est un enseignement beaucoup plus beau que de forger cette sorte d'image abstraite. Déjà les disciples ont la tendance à te vouloir parfait...
...
à te mettre sur un socle...
Exactement.
Donc si tu les laisses faire, tu te retrouves comme un saint, très
vite! Un maître tantrique ne craint pas d'être vu tel qu'il est,
de montrer ses faiblesses. Il n'a pas peur de montrer qu'il n'y
a fondamentalement pas de différence. Simplement cela dure moins
longtemps, c'est tout. Quelques secondes, parfois un peu plus. Il
y a très peu de gens qui enseignent aujourd'hui qui osent le faire.
Il y a quelques années, j'avais un projet dont j'étais sûr
que cela ferait un best-seller. Je voulais publier un livre avec une
dizaine de maîtres qui ne parleraient que d'une chose: de leur
propre confusion. Editorialement je me disais qu'un livre comme ça
serait fantastique. Le résultat est extraordinaire: j'ai pris mon
téléphone et j'ai téléphoné. Tout de suite j'ai senti la gêne:
"Bon, Daniel, d'habitude vous avez de bonnes idées, mais là
franchement, cela ne me paraît pas en être vraiment une bonne."
Et au bout d'un moment ils me disaient: "Bon, qui est déjà
d'accord pour le faire?" Du genre: si le Dalai Lama l'a fait, je
veux bien être dans le livre aussi! Sur les 10 que j'ai appelés,
pas un ne m'a dit: "Je ne peux pas le faire parce que je n'ai
pas de confusion." Personne! C'était la seule réponse
possible. Donc c'était évident que tous avaient une confusion mais
personne n'osait le montrer. Ce sont tous ces gens qui prétendent
qui faussent tellement les choses dans le domaine spirituel, tous
ceux qui entretiennent le mythe parce que cela les arrange. C'est
tragique.
La puissance de la femme
Une
autre grande différence du yoga tantrique par rapport aux autres
écoles mystiques est le rôle primordial de la femme. Dans notre
système patriarcal qui domine depuis des millénaires, il y a enfin
une voie qui rend à la femme sa place royale!
Ce
n'est pas qu'on lui rende sa place, elle ne l'a jamais perdue! C'est
encore mieux. Comme ce sont des lignées qui ont 7 ou 8 mille ans, il
n'y pas eu cette phase où tout d'un coup les hommes ont pris le
pouvoir. Même s'il y a eu beaucoup d'hommes qui étaient des grands
maîtres dans la tradition tantrique, ils n'ont jamais éliminé les
femmes. Au contraire, ils leur ont toujours rendu hommage pour
apporter la sphéricité dans l'enseignement, l'idée que tout était
dans des cycles, que tout se rejoignait, que tout était rond. D'où
la douceur de notre yoga, il n'y a jamais d'exercices violents. Même
sur le souffle, on ne contracte jamais les muscles. Il n'y a pas de
volonté de produire un effet mais il y a une observation. Tout cela
est extrêmement féminin.
Les femmes ont toujours été
considérées dans notre yoga comme ayant des capacités plus
profondes et plus directes que les hommes. D'ailleurs, les tantriques
disent que l'idéal pour les hommes serait d'arriver à devenir une
femme énergétique. Donc, même du point de vue de la pratique, on
essaie de faire goûter aux hommes par exemple une sensorialité qui
est répandue sur la totalité du corps. Par la danse Tandava
ou par les massages, les hommes
peuvent enfin comprendre comment une femme fonctionne parce qu'ils
sont un peu moins centrés et commencent à être vivants partout. Il
y a toujours cette idée globale de rondeur. On dit aussi que
l'attention du tantrisme placée sur la réalité plutôt que sur des
concepts illusoires est due en partie à la vision féminine. Dans la
plupart des religions, il y a aussi toute cette fantasmatique contre
les femmes qui ont leurs règles qui est tellement hallucinante!
La
fameuse impureté de la femme...
Pureté,
impureté sont des mots qui n'existent pas dans les tantras. La vie
est pure et impure, c'est un mélange. Il n'y a jamais d'idée de se
purifier, de souillure, mais au contraire d'un espace infini,
lumineux, qui est inné. Dans les tantras, on dit toujours qu'une
femme qui a ses règles est au sommet de sa puissance énergétique.
Autrefois, quand un maître enseignait et que son disciple avait ses
règles, il la faisait asseoir à sa droite pour l'honorer devant
tout le monde parce quelle représentait le pouvoir de la Shakti.
Elle prenait même un peu de son sang et allait mettre le point rouge
sur le front des pratiquants, quelque chose d'absolument impensable
chez les hindous! Les yogini ont aussi l'habitude de faire l'amour
seulement quand elles ont leurs règles. Elles ne font pas l'amour le
reste du temps. Tout cela est très étonnant dans le domaine de la
spiritualité où il y a tant de tabous. Donc il y a vraiment une
reconnaissance du féminin, de l'énergie féminine.
Au-delà de
ça, il y a l'idée que le yoga nous mène vers quelque chose
d'androgyne. On atteint un état où le féminin et le masculin sont
en parfaite harmonie. Alors on ne se définit plus en tant qu'homme
ou femme, mais on est complet. D'ailleurs, autrefois ou même encore
maintenant, il y a des maîtres tantriques qui s'habillent de l'autre
sexe: des hommes qui portent des vêtements de femmes et des femmes
qui portent des vêtements plutôt masculins pour bien indiquer
qu'ils ont rejoint la complétude.
La
femme représente la puissance, et l'homme, qu'est-ce qui le
définit?
C'est une question
dans un tantra: "Qu'est-ce que la virilité?" Et la réponse
de la Shakti
est: "La virilité est la capacité d'émerveillement.", ce
qui est une définition hallucinante, parce si l'on fait un sondage
et que l'on demande à mille personnes ce qu'est la virilité,
personne ne va répondre que c'est la capacité d'émerveillement!
C'est donc reconnaître chez l'homme une capacité enfantine à
s'émerveiller.
Il n'y a que la Conscience
C'est
ce qui se passe quand on est dans la présence des choses : on
redevient comme un enfant qui s'émerveille de tout! Cette forme
de yoga est vraiment très subtile parce qu'il y a à la fois
pratique et non-pratique.
C'est
ce qui est difficile à comprendre. Il y a une liberté totale, une
absence de règle, un espace infini, et en même temps il y a une
discipline. En fait, on ne demande rien d'autre que d'avoir
conscience. A partir du moment où tu as conscience, tous les
commandements, toutes les éthiques sont limitatives. C'est aussi ce
qui est mal compris dans notre tradition tantrique. Les gens disent
qu'il n'y a ni éthique ni règles, que c'est donc une voie
totalement anarchiste, juste une sorte d'hédonisme. Mais ce n'est
pas du tout ça. Au contraire, c'est parce qu'il y a la conscience
qu'il n'y a pas de règles. Et sans conscience aucune pratique ne
porte ses fruits.
On
revient toujours à la même chose: C'est la conscience qui fait
toute la différence!
Il n'y a
que ça. Le yoga n'est qu'une affaire de Conscience.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire